Coincidence

Le 31 décembre 1999, une tempête que personne chez Météo France n’avait vu venir aussi forte traverse et dévaste toute une partie Nord de la France. Il y a des morts et des dégâts énormes. Une catastrophe qui a lieu le dernier jour du XXème siècle : conséquence normale du réchauffement climatique, non paiement d’un impôt révolutionnaire, avertissement solennel du Créateur, hasard, coïncidence, rien ?

 

Nous sommes le 1er mars, les jours rallongent sérieusement. Et, cela m’arrive assez régulièrement, j’ai envie d’aller lire un moment sur la butte de Doue, sous les tilleuls, dans le calme ventilé des hauteurs.

Je prends le journal du jour, le dernier roman de Jean-Paul Dubois déjà bien entamé et « le soleil des Scorta », de Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004, qu’une jeune et nouvelle collègue m’a passé en me disant qu’elle l’avait beaucoup aimé ; je ne l’ai pas encore ouvert. J’emporte aussi un coffret de 3CD de Gersgwin.

J’installe Porgy and Bess dans le lecteur et roule en direction de la Butte. Un immense nuage noir, d’orage, se dirige rapidement vers Butheil et Chantareine. Je tente de le suivre pour le photographier mais sans succès, il me manque toujours un premier plan pour faire une image intéressante. Et puis, il va trop vite.

Toujours accompagné de Porgy et de son amie, je m’installe devant l’entrée de l’église en haut de la Butte, face à un horizon georgique et désert. Très bien.

Juste le vent qui pénètre dans l’habitacle à mesure que j’abaisse la vitre.

Alors au choix : le PSG qui a encore perdu, le Soleil que je n’ai pas encore découvert ou la suite de Dubois ?

Je décide de poursuivre l’aventure de Paul Ackerman et de sa femme Anna. Paul et Anna sont les prénoms récurrents des héros de Dubois. Ils ont entre 40 et 50 ans, sont toujours plus ou moins écrivains, ont des problèmes dentaires et existentiels et je m’y retrouve souvent, sauf pour les dents.

Dans ses rêves, Paul se voit en joueur de l’équipe de France de rugby. Moi aussi, plus jeune, j’en ai rêvé bien des fois.

Dans sa vie de héros, Paul aime sa voiture, une Triumph TR4. Moi, les voitures, au mieux je leur demande de ne pas tomber en panne quels que soient leurs patronymes.
Et je commence à lire.

Au bout de quelques minutes, le bruit d’un moteur. Une voiture se gare à 5, 6 mètres de la mienne.

Je continue de lire: «  Au loin, un type jouait avec un chien. Il balançait un bout de bois dans l’eau et l’autre imbécile se jetait dans les vagues pour ramener la planche. Je les regardais sans comprendre. Pourquoi l’homme jetait et pourquoi l’animal rapportait. »

Le grincement d’une portière qui n’a plus connu l’odeur d’une goutte d’huile depuis sa mise en service au siècle dernier m’extrait de l’univers marin de Dubois. Je lève la tête. Un homme corpulent sort du véhicule blanchâtre qui me jouxte, suivi dans la foulée d’un labrador, couleur blanc cassé, un peu sale.

Je regarde la page 83 de «Tous les matins je me lève », je regarde le chien jaune qui passe devant ma voiture. C’est une coïncidence. Je veux dire, une VRAIE coïncidence. Souvent, lorsque l’on parle de coïncidence, il y est mis une pointe de suspicion comme pour marquer une défiance, un soupçon de manipulation.

Ici, aujourd’hui, sur la Butte, je suis entrain d’en vivre une, une vraie. Comme lorsque l’on fredonne une chanson, qu’on ouvre la radio et que cette chanson passe. Une chance sur combien, hein ? Pas beaucoup mais ça arrive.

Je souris, regarde par-dessus mes lunettes les champs qui verdissent et les labours mouillés, et je reprends ma lecture. Dehors, le chien batifole, s’ébroue, cavale, semble joyeux et le maître lui rappelle en hurlant qui est le maître. Ou du moins tente de rappeler à Teddy que s’il veut rentrer à pattes il n’a qu’à continuer à ne pas lui obéir. L’animal comprend bien le message et redevient domestique et le meilleur ami de l’homme.

Après un deuxième et ultime grincement de portière véritablement terrifiant, ils redescendent tous les deux vers le village.

Je poursuis les péripéties de Paul, Anna, leurs enfants, leurs amis tous plus intéressants les uns que les autres…En vérité, cela commence à doucement m’ennuyer. Je lis tout cela avec plaisir mais je n’ai plus envie de partager leur vie du moment.

Je quitte le livre page 144 non sans avoir intercalé une carte postale représentant un paysage du Périgord que des amis m’ont envoyée cet été.

Et je quitte la Butte à mon tour.

 

Dans les champs de Brie, à cette période de l’année, les corbeaux sont majoritaires. J’en aperçois un au loin qui s’égosille, bec grand ouvert, au plus haut sommet d’une motte. Il hurle au vent. Qui peut l’entendre et à qui peuvent bien être adressés ses lourds cris rauques et continus?

La nuit tombe à peine. Je roule lentement vers ma maison, accompagné pour quelque temps encore de Paul, d’Anna, d’un chien jaune et des croassements sauvages de l’oiseau noir solitaire.

 

Une toute fin d’après-midi d’hiver où la nuit tombe à peine.