Eau de source de l’Aubrac

 

 

Il pleut. Une bonne pluie de printemps nous accompagne en ce début de périple touristico-vineux dans le Sud-Est. Une éclaircie faiblarde dans l’Auxerrois et à nouveau les averses, drues à grosses gouttes qui rendent délicate la perception des panneaux indicateurs et des feux arrières des véhicules. Ça pourrait être pénible, même ennuyeux, ça ne l’est pas. Nous partons retrouver un ami à Montpellier avec qui nous aimons déguster le vin, discourir et discuter, entrevoir une évolution, envisager l’avenir, présager de qualités futures, jouir de l’instant et penser qu’il peut durer.

Pour le moment nous en sommes à passer Lyon, par le tunnel, malgré l’avertissement d’un bouchon quelques 20 kilomètres plus tôt. Francis n’y croit pas. Comment peut-on continuer à vivre en harmonie en méprisant les informations supposées mensongères distillées avec bienveillance par la Surveillance Autoroutière ?

Il me dit que c’est possible et il le prouve, tout au moins aujourd’hui.

La question qui se pose maintenant à 19 heures est de savoir où s’arrêter pour la nuit. Nous avons rendez-vous avec Lucas vers 11h30 le lendemain matin : disons  Valence ou Montélimar. On passe Valence Nord puis Sud… allez, va pour Montélimar.

Arrêt rapide au Campanile où le prix des chambres débute à 67Euros. Bien, on part en ville.

L’entrée par le Nord est sinistre et désert : des bâtiments sombres et des rues inanimées. Nous cherchons un hôtel dans le centre puis vers la gare. Le Dauphiné Provence fait face à une grande place d’arbres, d’eau et de cervidés engrillagés. Le gérant nous propose ses deux dernières chambres. C’est un homme d’environ 40 ans, les cheveux teints très bruns, vêtu de noir, une bague comme un fin serpent d’or, plus héroïnomane que mangeur de cassoulet. Il nous demande de régler de suite car la jeune fille du lendemain ne peut encaisser et nous propose le petit déjeuner gratuit sans qu’on lui demande quoi que ce soit.

Nous déposons nos sacs dans les chambres.

Une longue esplanade traverse le cœur de la ville ; de nombreux lieux de restauration divers, brasseries, pizzérias, turcs, sandwicheries, … Peu de monde. Va pour une Brasserie où une serveuse très, très maquillée nous apporte deux Leffe. Puis salade et viande avec un verre de Coteaux du Tricastin.

Avant d’aller dormir, une marche le long des platanes et des anciennes façades de nougatiers, jaunes et rouges souvent, permet de découvrir un hôtel splendide dans un renfoncement : des pierres, de l’eau par les fontaines, une glycine. Pas très cher mais trop tard.

De retour au Dauphiné, personne, pas un bruit. L’escalier, les couloirs, pas même le son d’une télé à travers un mur. J’allume la mienne, m’allonge, zappe sur les films de deuxième partie du dimanche soir ; je regarde un peu et puis j’éteins.

Un mauvais chocolat  au petit déjeuner, un convive silencieux à la table d’à côté – l’hôtel n’était donc pas désert – et la route sous le soleil jusqu’à Vendargues où Lucas nous attend vers 11h30. Nous avons largement le temps. Une halte à Sommières, village médiéval. Un immense bâtiment, ancien moulin transformé en hôtel-restaurant, une fabrique d’huile d’olive et la Vidourle, rivière dont la crue fut dévastatrice il y a quelques années.

Lucas nous attend devant une Coopérative vinicole et nous invite à le suivre jusqu’à Montpellier où il vit et où nous devons déjeuner avant de nous rendre à Faugères, chez Didier Barral.

Quinze kilomètres de zone industrielle rayonnante. L’arrivée sur la ville de Mr. Frêche nous met vraiment en appétit. Au cœur de la ville, c’est encore mieux avec la saison des travaux de Mr. Dédé Heu. Je comprends que l’on se batte pour habiter dans cette merveilleuse cité de Septimanie. Plus loin, nous croisons  le fameux tramway vert. C’est un tramway comme tous les autres tramways mais celui-là, il roule sur des rails posés sur l’herbe ! Ouah !

Déjeuner, échanges d’infos de tous bords, de propos aimables,  café, pas d’addition et départ pour Lenthéric, patrie du sieur Barral, un des seigneurs de Faugères.

Un village au milieu de collines. Une dame aux cheveux gris nous fait patienter en nous offrant un verre de vin blanc tiré d’une cuve. Didier ne va pas tarder. Au dehors, une douce chaleur déjà bien différente de celle possible en Brie, en avril. Deux importateurs anglais débarquent et Didier Barral montre le bout de son nez : il nous propose de faire le tour de ses vignes, ensemble dans sa camionnette verte. Tout en conduisant, il parle : de sa région, du sol, des vignes, des cépages, de sa façon de concevoir son travail, de la taille, des labours … Il stoppe, descend, va chercher une bêche fourche qu’il pose à côté de lui et redémarre. 

Nous roulons maintenant dans un chemin caillouteux, très bosselé ; près de moi, nos amis britanniques discutent et rigolent dans leur langue. Le conducteur-vigneron semble ignorer les bosses et continue ses explications. Il est chez lui ici où chaque pierre est son domaine. Nous descendons du véhicule près d’un champ de vigne bordé de genêts et d’un petit bois de broussailles où paissent quelques vaches. Didier les lâche parfois dans ses vignes afin que leur fumier participe à l’enrichissement, à la composition plus complexe, plus variée du sol.

Un vent doux fait se coucher les herbes folles entre les rangs et balaie les cheveux vif argent de notre guide. Il m’apparaît tel un Rousseauiste raisonné, désireux avant tout de maintenir et d’accompagner un écosystème naturellement équilibré qui serait  sensé « faire son boulot » à condition que l’homme lui en laisse les moyens.

Nous croisons un groupe de personnes qui plantent des piquets à distance nécessaire pour pouvoir labourer dans les deux sens et il nous présente un terrain qu’il est entrain de préparer pour planter une nouvelle vigne, au milieu d’une forêt en pente : il veut pouvoir l’élever dans un milieu préservé où la bio diversité exerce une influence positive et renouvelée, sans l’intervention de produits susceptibles de la désorganiser, voire de la rendre impossible. Il sera question d’un pollinisateur à installer au cœur d’une plantation pour favoriser la régénérescence des pieds, d’une plante sauvage vert printemps qui envahit les champs mal traités et, parvenus en bas de son village il souhaite nous prouver la véracité de son discours.

Dans le sol d’un de ses voisins viticulteur où il n’y a plus un brin d’herbe, il enfouit sa bêche et retourne la terre ; voilà, il n’y a rien, ni animal, ni végétal, pas de déchets d’aucune sorte. Il fait de même dans une de ses parcelles où de nombreuses plantes sauvages parsèment le sol. Il creuse, tape la motte avec son outil et attrape avec fierté plusieurs lombrics de différentes tailles et des résidus divers qui paraissent l’enchanter. Il recherche ensuite une bouse de vache sèche, la gratte : un dytique en sort, affolé. Didier Barral, lui, est ravi.

Et nous sommes à nouveau dans sa cave. Nous dégustons les jeunes rouges en cuve : Grenache, Syrah, Carignan : plein de fruits, souples, fins, droits, natures.

Deuxième cave, celle des fûts. A nouveau Grenache, Syrah, Carignan mais aussi Cinsault et Mourvèdre en 2003 et 2004. Même plaisir, même mélange de tension et d’attention.

Des herbes sauvages, des vers de terre en nombre, l’entretien constant d’une diversité animale et végétale et toute la vigilance d’un homme aux certitudes aussi profondément ancrées que les racines des ceps de sa vigne. Un travail honnête et une détermination sans limites pour espérer entrevoir un jour, un moment de plaisir au fond d’un verre.

Nous rentrons tranquillement, comblés, paisibles à travers l’océan viticole des plaines du Languedoc. Au loin, le Pic saint Loup.

L’hôtel des Myrtes, dans un secteur calme de Montpellier. On se fait connaître et l’on récupère les clés pour la nuit.

A table, une Daube (cuite par fraction !). Le repas est chaleureux et le vin servi par Lucas est bu : on ne crache plus ! Quelques Languedoc de 98 – dont un Faugères de chez Louison, l’ennemi intime de Barral –  et un superbe Chambolle Musigny, les Véroilles de chez Bart.

Mardi matin, 9 heures. Le petit déjeuner avalé, nous partons à deux voitures pour Béziers où nous laissons la notre afin de la récupérer le soir sans avoir à rentrer dans Montpellier. Nous avons rendez-vous avec Jean Baptiste Sénat, à Trausse, au cœur du Minervois. J’ai hâte de rencontrer le créateur de «  La Nine », de la « cuvée des Arpettes » et du «  Bois des Merveilles ».

C’est un grand costaud d’une trentaine d’années en T.shirt et pantalon de travail, un gabarit de deuxième ligne de soutien, qui a repris une exploitation qui n’était plus en activité. Il propose de commencer par une visite de ses vignes. Tout d’abord, une vigne de vieux Carignan de 103 ans d’âge ! Sénat raconte les précautions à prendre, la fragilité des ceps et son inquiétude de savoir que les enfants qui naissent aujourd’hui vivront autant d’années que ces pieds de vigne : il trouve cela ahurissant.

On remonte en voiture pour des chemins moins carrossables, dans les pentes autour du village. La vue est splendide, à l’horizon les Pyrénées encore enneigées, et des odeurs de pierres sèches, de thym en fleur. Le sol est très sableux et l’exposition des vignes plus intéressante. Tout en marchant, il raconte sa manière de travailler, sa vie d’avant, son engagement total dans sa nouvelle vie de vigneron, l’implication de sa famille dans l’évolution du village, les difficultés face aux réticences des anciens, son inquiétude sur le vieillissement de ses vins … Lui les préfère sur la jeunesse du fruit.

Dans les fossés, des touffes d’iris sauvages. Je lui demande de s’agenouiller pour que je le photographie dans les fleurs violettes: il sourit et accepte de bonne grâce.

De retour à la cave, nous goûtons ses vins 2003 et 2004. Pas de mauvaise surprise ; ils sont denses, fruités, très frais malgré leur puissance et leur concentration. Ils sont droits et directs, comme Sénat Jean-Baptiste. Il nous propose de déguster un 98 mais la mère de Lucas nous attend à Carcassonne. Nous le quittons à regret, avec le sentiment que nous ne nous étions trompés ni sur les vins ni sur l’homme.

Le déjeuner se passe en compagnie d’une fricassée, l’autre spécialité régionale avec le cassoulet. Quelques vraies amabilités, la bonne recette pour la cuisson des haricots, un zeste d’anti-américanisme primaire pour pimenter le repas à l’heure de l’excellent fromage de vache des Pyrénées et nous repartons pour les Corbières où nous attend Mr Reverdy et sa fameuse cuvée Romain Pauc.

Une placette ornée d’une déesse du vin et une belle demeure couverte de soleil.

Mr Reverdy est également trentenaire. Simplement mais correctement vêtu, son accueil est bien plus distancié et d’entrée, son discours est commercialement plus élaboré, moins personnel, plus éloigné de la terre. Il propose de goûter son blanc et son rosé 2004. Francis est peu bavard et je le sens sur la réserve. Mr Reverdy parle beaucoup. Les rouges 2004 sont également une déception pour Lucas et Francis : moi, je ne suis pas assez fin connaisseur pour m’apercevoir d’une différence entre deux années. Je remarque juste une amertume en fin de bouche.

Mr Reverdy avance une explication concernant un certain manque de volume, de gras. La dégustation se termine assez vite et le viticulteur sent bien que nous serions très intéressés par la visite de ses vignes : il nous le propose mais visiblement sans enthousiasme. Nous quittons la cave fraîche pour le plein soleil de la place et nous attendons 10mn, ¼ d’heure devant la propriété. Entre temps un couple d’Anglais est entré. Finalement, nous décidons de partir et nous en informons le vigneron. Seule déception de ces deux jours, tant pour le vin que pour la rencontre avec son producteur.

Le retour sur Béziers se fait à travers les vignes par les routes secondaires. Quelques minutes pour se saluer, remercier, se donner rendez-vous pour l’été.

Route (autoroute !) vers Millau, vallée du Lot, les Monts d’Aubrac. Deux bonnes heures à traverser  le Grand Causse désert du Larzac, sec, pierreux, venteux.

Nous passons le superbe pont de Millau, vraiment superbe, et décidons de pousser jusqu’à Espalion. Là, nous prenons deux chambres à l’hôtel Moderne –«  il nous reste deux chambres, mais sans chauffage », prévient la patronne. Nous dînons d’une pièce de bœuf accompagné d’un aligot moyen. De toute façon, on a plus sommeil que faim.

Mercredi matin, 8h30. Il est prévu que je fasse découvrir les Monts d’Aubrac à Francis ; nous commençons par le Pont d’Espalion et quelques achats de saucisses sèches et saucissons. Puis, nous prenons la direction d’Aubrac via St Chély d’Aubrac. Dans un pré en pente, des vaches coursent un renard en meuglant à la mort. Celui-ci se carapate, la queue basse vers le petit bois tout proche.

Je ne suis pas venu à Aubrac depuis 6 ans. Le village est austère, d’une noire beauté. Cependant, l’intrusion d’une famille fortunée en a changé la saveur. Dans un des quatre grands hôtels est installé un magasin (la Maison de l’Aubrac) pour bobos parisiens en quête de VRAIE nature : des produits du monde entier – un savon de l’Himalaya –  un salon de thé, un futur restaurant…

De l’autre côté de la place, un muret identique à ceux qui courent les prairies entoure un autre bâtiment et près d’une vieille porte de bois intégrée au muret, une pancarte indique «  MAISON PRIVEE ».  Aubrac appartenait à tout le monde et aucune personne de passage ne cherchait à se l’approprier. C’est chose faite aujourd’hui pour moitié.

Camejane, l’un des tous derniers buronniers, écrit sa colère  sur les panneaux indicateurs et les transformateurs électriques. Nous allons voir son buron, perché sur un mont, encore sans vie en cette fin avril. Des jonquilles par milliers, des orchis mauves aux feuilles bicolores et des sortes de petits crocus aux pétales fins comme des ailes de libellules posent dans l’herbe brûlée par la neige récemment tombée, de délicates taches de couleurs.

Midi à Nasbinals, une halte courue des randonneurs, un passage obligé en Aubrac. Achat de saucisses, tripoux, boudin chez le charcutier, Mr Souchon. Déjeuner à la Bastide. Salade et truffade. Je n’ai jamais mangé une meilleure truffade avec autant de fromage.

L’après-midi, poursuite de la découverte des Monts par la route des Lacs, puis Rieutort – 1431 km de St Jacques de Compostelle ! – photocollage de jonquilles et de pierres mêlées, St Urcize et les quatre cloches de son église, et le vent et l’eau vive des torrents.

Près du Lac St Andéol, une vieille bâtisse abandonnée où, il y a quelques années, j’ai photographié des racines de gentianes et des dindons. Des lauzes brisées jonchent le sol.

J’en ramasse une. Aujourd’hui, mon seul souvenir de toit.

Enfin Laguiole où nous prenons deux chambres chez Régis. Douche rapide et balade dans la cité des longs couteaux. Des couteaux par millions, voire plus. Partout, sous toutes les formes, de toutes les matières. Si Aubrac est un peu dénaturé, le couteau de Laguiole l’est encore davantage. Mais bon, cela fait vivre les gens de la région : les couteaux, le fromage, les vaches et le restaurant de Michel et Ginette Bras, sur les hauteurs. Nous y allons ce soir, pour dîner.

L’établissement dont la feuille de fougère est l’emblème, est situé à quelques kilomètres de Laguiole. Une route sinueuse l’y amène. Mme Bras nous accueille, souriante et  douce. Elle nous invite à prendre une boisson dans un salon très lumineux, au regard des Monts. Les hêtres sortent à peine leur feuillage pourpre de printemps au milieu des sapins : nous dégustons un apéritif à base de sureau, le jour décline faiblement et Mr Bras nous offre une fine tartelette aux cèpes en guise de bienvenue.

La salle de restaurant est entrecoupée de fins voiles et un filet d’eau coule d’un bout à l’autre de la pièce; l’illusion de commencer un pique-nique au bord d’un ruisseau.

Une serveuse d’une vingtaine d’années, qui s’avérera tout au long du repas d’une attention délicate, nous fait face, sourit, saisit la lourde cruche de verre et dit : « Eau de source de l’Aubrac ».

Notre menu s’intitule EVASION & TERRE.

J’aime l’endroit, la manière d’y être reçu, les associations subtiles et parfois surprenantes des plantes et des aliments plus communs, l’harmonie du lieu et des sensations fortes et profondes que provoquent en moi les paysages de l’Aubrac. Je retrouve ici, intact ou épuré, la pierre, l’eau des torrents aux fonds rouges, le parfum des fleurs d’été, le ciel et la force des troupeaux.

Et puis, grignoter les pétales d’une reine-des-prés ou d’une pimprenelle.

Je pense à Mr Camejane, dernier indien des hauts plateaux et à Mr Bras, grand restaurateur voyageur. L’un et l’autre, si extrêmement différents. Et si proches cependant.

Jeudi 28 avril, 8h 45. Un dernier détour à l’usine de fabrication de couteaux et 8 heures de route plus tard, nous sommes de retour en Brie, là où les blés montent déjà jusqu’aux genoux, où les forêts explosent de verts et où les pluies de ces derniers jours ont redonné aux habitations des températures quasi automnales.

                                                                                                    6 mai 2005