Emile et une nuit

Emile a 6 ans et demi. Il vit avec ses parents dans un petit village de Bretagne sud, près de Vannes, à Questembert très exactement. C’est un petit garçon vivant, souriant et perpétuellement rêveur : les oiseaux des marais, les menhirs et les dolmens, le vent dans les bruyères, les mystères des Monts d’Arrée et les couchers de soleil sur la pointe du Raz, les récits des sorciers et les histoires de marins luttant contre les courants terribles de la baie des trépassés ou de l’Enfer de Plogoff…

       Aux dernières vacances, son grand père l’a emmené à la pêche à la crevette. Il fallait racler le sable avec un grand filet et Emile a surtout réussi à attraper des paquets d’algues vertes un peu gluantes, c’était très lourd à soulever, il a eu légèrement froid mais il a adoré ça. Au fond de lui, il sentait bien qu’il allait avoir beaucoup de mal, dans quelque temps, à s’intéresser à nouveau au calcul mental, aux lignes d’écriture, à la lecture enfin à tout ce que ses maîtresses d’école successives ont commencé à lui enseigner.

Il fallait bien se rendre à l’évidence,  Emile n’aime pas l’école. Le nez en l’air, l’attention immédiatement distraite par le moindre petit bruit du dehors, il rêvasse toute la sainte journée de classe. Dans sa tête, il n’y a pas vraiment de place pour les lettres, pour les chiffres et pour tout le bazar qu’il faut apprendre pour devenir savant. Emile, le petit breton de Questembert, rêve. Il souhaite en faire son métier plus tard, comme d’autres s’imaginent marins, pompiers, vétérinaires, footballeurs ou pilotes d’avion.

Un lundi soir, il le dit à sa mère.  » Maman, quand je serai grand, je serai  Rêveur ».

Le mercredi suivant, il a un rendez-vous en urgence chez une psychologue.

La femme est jeune et parle d’une voix très douce. Après avoir bavardé un petit moment avec lui, elle propose d’effectuer une série de tests appelée WISC afin de mesurer son intelligence. Emile accepte. Il répond à toutes sortes de questions, remet les figures dans l’ordre quand il le peut et finalement il trouve cela plutôt rigolo.

La semaine suivante, dans son bureau tout blanc, la psychologue annonce à la maman d’Emile que celui-ci possède une intelligence normale voire même légèrement supérieure à la moyenne, qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir et qu’après tout, aimer rêver n’est pas si grave à son âge. Néanmoins, avant de terminer l’entretien, elle a envie de lui soumettre l’idée suivante: s’étant aperçue, lors de la correction des tests que l’enfant éprouve exclusivement de l’intérêt pour tout ce qui se rapporte à la campagne, au monde rural, elle lui suggère de l’emmener visiter Rennes, la capitale de la Bretagne. Elle pense que la beauté des façades sculptées des maisons du XVe , que le jardin botanique du Thabor, que la visite de l’ancien hôtel du Parlement de Bretagne ou qu’une promenade dans le parc de Maurepas où il pourrait s’amuser avec d’autres enfants, que tout cela ou simplement un élément de tout cela pourrait aider à lui remettre un peu les pieds sur terre.

«  Vous croyez ? » demande la maman, «  Vous croyez qu’une journée à la ville ferait du bien à mon petit Emile ? »

 «  Oui, je le pense. » répond la psychologue en la raccompagnant à la porte de son cabinet, «  Je suis même certaine que tout ira mieux le jour où Emile verra Rennes. »

Emile visita donc Rennes avec sa maman et joua tout l’après-midi avec d’autres enfants dans le parc de Maurepas. Au cours de l’année, il apprit finalement à compter, à lire, à écrire correctement comme les autres élèves de sa classe et continua aussi à rêver de temps en temps, sur son banc d’école, mais sans le dire à personne.

Quelques années plus tard, il réalisa son rêve, il devint poète.