J-308

Je voulais aller voir la rétrospective Mark Rothko, peintre américain mort, suicidé dans son atelier ; surtout me rendre compte de ce que pouvait être un «  peintre du néant », « un moi anonyme, identifié à un héros, un saint ou un dieu innomé » selon H. Rosenberg, critique d’art.

Je ne comprenais rien à ce discours et je voulais voir de quoi il retournait.

Donc Paris un samedi matin de fin d’hiver, les voies sur berges fermées pour cause d’inondations, tout juste un léger embouteillage à proximité de la Tour Eiffel.

Pont d’Iéna : de nombreux groupes de touristes étrangers et sur le pont, tous les 5, 6 mètres, des vendeurs au teint cuivré (Indous, Pakistanais, autres.. ?), tous très jeunes, proposent des reproductions miniatures de la Tour et des boules de mousse de couleurs fluo, le tout présenté sur des tapis ou des sacs de 50 cm2 environ. Ils sont debout, derrière leur marchandise. Tout en traversant le pont, je remarque particulièrement l’un d’eux, un bonnet de laine vissé sur la tête, sur lequel est inscrit « PARIS » en lettres capitales ; derrière lui, la Seine, couleur de terre claire.

Je poursuis et quelques feux plus tard, je me retrouve au beau milieu du marché du samedi de l’avenue du Président Wilson : ça va sûrement encore être simple de se garer !

Au 11 de ladite rue, l’entrée du musée d’Art Moderne, joliment surlignée d’une virgule humaine d’au moins 150 mètres. Je la longe lentement à contresens en cherchant à évaluer la vitesse de pénétration des visiteurs. Conclusion rapide, ça n’avance pas.

Je décide qu’il n’est pas urgentissime d’aller me confronter au Néant et je retraverse le Pont de l’Alma en pensant aux vendeurs à la sauvette de tout à l’heure. Je trouve une place magnifique – c’est à dire sans chercher 3 heures – sur le boulevard de Latour Maubourg.

Quelques centaines de mètres à pied sous le soleil du quai Branly, je croise quatre sujets de sa Gracieuse Majesté, très occupés à confectionner des sandwichs au camembert en buvant du vin blanc dans des verres en plastique.

Dos à la Tour, appareil photo à la main, je remonte le long du pont en examinant d’un peu plus près les jeunes marchands. Tous proposent la même camelote. Un solitaire présente une ribambelle de cartes postales et quelques caricaturistes invitent les touristes à se faire défigurer le portrait. Je reconnais l’homme au bonnet from PARIS; je ne m’arrête pas malgré son regard insistant. Au bout du pont, sur la droite le long du quai, encore plusieurs camarades vendeurs, directement Imported des Indes ou d’ailleurs. Je stoppe près d’une balustrade, me retourne et subitement, l’image magique s’impose à mes yeux.

Sur le trottoir a été déposé un petit carré d’étoffe sur lequel sont soigneusement alignées des Tours  et des boules multicolores.

Sur le sol, 5 F, tracé grossièrement à la craie blanche et au loin, juste derrière, la Tour Eiffel, la vraie avec son décompte de jours jusqu’à l’an 2000 : J – 308. Je recule, cherche le bon cadrage, un peu à contre-jour, j’aperçois le propriétaire du lot qui semble vouloir poser pour la photo. Je lui souris, il me sourit : très bien.

Une prise, deux prises…Dans le viseur, je vois le jeune vendeur se baisser précipitamment, ramasser d’un trait son étal – troisième prise – et s’enfuir à toutes jambes, accompagné d’une nuée de collègues, tous aussi subitement pressés de déguerpir.

La volée d’étourneaux se pose cinquante mètres plus loin et attend. Moins de 15 secondes plus tard, une voiture surmontée d’un gyrophare passe lentement sur le pont d’Iéna. Une minute plus tard, pas plus, tout ce petit monde reprend sa place en rigolant.

Aux alentours de midi, je paierai 25 Frs pour un verre de vin Corse dans un bar à vins, quai des grands Augustins. Je trouve ça exagérément cher.

J’aurai pu, pour ce prix, acheter 5 Tours, ou 4 Tours et 1 boule, ou 3 Tours et 2 boules, ou…