La ferme de Sablo

France Inter, jeudi 25 mai 2004
« Jeudi de l’Ascension, le Christ monte au ciel pour rejoindre Dieu, son père.
Hier, à Gaza, l’armée israélienne, lors de l’opération « ARC en CIEL », a tiré à balles réelles sur une foule de Palestiniens qui manifestaient contre la destruction de leurs maisons : 14 morts dont 4 enfants de moins de 14 ans. Le Conseil de Sécurité des Nations-Unis condamne cet acte.

En Irak, hier encore, les américains ont bombardé un village où se déroulait un mariage, croyant qu’il s’agissait d’un rassemblement de rebelles : 40 morts dont des enfants.
Le gouvernement des Etats-Unis s’excuse. »

La ferme de Sablo

La municipalité de Sablonnières a acheté une ferme à l’entrée du village. Elle me permet d’y faire ce jour un travail photo.
Des questions se posent, s’imposent, dès le franchissement de la lourde porte.

Qu’est-ce qu’on laisse derrière soi quand on décide de partir pour de bon ?
Qu’est-ce qu’on emporte et pourquoi ? Qu’est-ce qu’on n’emporte pas et pourquoi ?
Est-ce qu’on peut avoir envie de tout prendre et ce « tout », c’est quoi au juste ?
Faire table rase ou pas, ou pas totalement ?

Il y a ce qui ne se démonte pas parce que fixé au sol ou irréversiblement incrusté dans les murs et puis les arbres, les fleurs qui poussent et les moineaux qui piaffent, les odeurs de lilas puisqu’on est en mai, le sifflement du vent sous les tôles des granges, ce qui n’a plus d’importance et qui peut toujours servir aux autres, ce qui n’a plus d’intérêt et qu’ils n’auront qu’à jeter, le bruit du portail qui grince, l’aboiement du chien du voisin, les nichées d’hirondelles…

Il y a ce dont on est responsable (les clous dans le mur) et ce qui revient au temps (les coulures de rouille des clous sur le mur)
Car ce qui est encore visible aujourd’hui résulte bien des départs successifs des agriculteurs qui ont vécu dans ce lieu. C’est un étonnant mélange de matières, de matériaux et de rapiéçages de tous ordres : bois, pierre, plâtre, ciment, plastique, ferraille, toile de sac à patates, bâche, sac d’engrais, de graines, tuiles …

Dans les murs et dans les portes peintes, pour fixer, percher, pendre, suspendre, accrocher, fermer, tenir, faire passer, écarter, classer, cacher, des centaines de tiges de ferraille rouillées.

Sur un immense portail de bois gris bleu, plusieurs dizaines de têtes de brochets embrochées en trophées.

Partout des palettes et des chaînes rouillées.

Et aussi, des tuyaux de toutes sortes, des planches vermoulues, des bidons, du fil de fer barbelé, du fil de fer non barbelé, d’énormes vieux pneus, des boites de conserves pleines de ferrailles rouillées, des cageots, des bouteilles vides sur une étagère en bois, des lanières de cuir ( pour les chevaux ?), des billots de bois, des outils agraires, des roues et une selle de bicyclette, une selle de motocyclette avec des ressorts, tout un capharnaüm de bois, de ferraille, de cartons sur le toit d’un appentis, des gamelles, des courroies, un moineau mort, une aile de papillon prise dans une toile d’araignée, des ressorts, deux ballons de caoutchouc crevés, des bouts de gouttières en PVC, le cadavre desséché d’un rat de taille moyenne et une boîte assez peu rouillée, jaune et rouge, de Café des Flandres, 215, avenue du président Wilson, La Plaine Saint Denis, 752. 25. 65.

Derrière un pilier de pierre, suspendu à un clou par de la filasse, un bout de carton d’environ 20 x 30 cm sur lequel on peut lire une liste de noms de vaches, « établie le 25 février 1978. »

« Valse, Rose, Boulotte, la Grosse, Mirande, la Bleue, Perlette, Nina ( fille de Boulotte), Olidette, la Gueularde, la Blonde, Finette, Bouvreuil ( vendue Marchec le 10 avril 1976), Kébec ( vendue), Grande Lunette, Lisette, Ramona ( vendue à Jenny le 22 avril 1976), Roumba ( fille de Fantine), Samba ( fille de Mirande), Constantine ( fille de Boulotte), la Brute ( vendue Marchec autour du 5 juin 1976), Dulcio ( vendue Marchec 12 juillet 1976 ), Rosie ( fille de Gueularde), Rosa, Lilas ( fille de Chiffon ), Etoilée ( fille de Grand Cœur ), Chevrette ( fille de Garenne ), Monette ( fille de Boulotte ), Moussette ( fille de Gueularde ), Minette ( fille de Olidette ), Margot. »

On ne saura jamais de qui la vache « Margot » était la fille.