La visite à la galerie

La visite à la Galerie

Au cours des cinquante dernières années, de manière volontaire ou non, je me suis trouvé confronté à des Mondes divers et variés, pas toujours bien compréhensibles, souvent complexes et parfois obscurs, mais  envers lesquels j’ai la plupart du temps  éprouvé un sentiment de curiosité.

Il en a été ainsi du Monde de l’enfance que j’ai traversé ruralement sans trop de bosses mais  avec ce qu’il faut de plaies  pour m’en souvenir et m’en servir encore aujourd’hui quand je veux  mieux comprendre qui je suis et d’où je viens – ce qui n’est pas toujours facile – , du Monde des rêves qui m’accompagne chaque nuit ou presque, ou bien du Monde du silence qui me fit découvrir avec émerveillement le milieu sous-marin, bien loin de ma campagne d’alors.

Sont apparus également, le Monde de l’infiniment petit, le Monde de l’adolescence, le Monde du travail, le Monde merveilleux de notre enfance à Marne-la-vallée, le Quart-monde, …, jusqu’au fameux Monde entier, jeu de mots très  apprécié dans les congrès et séminaires des ortho-dentistes.

Et puis, il y a le Monde de l’Art Contemporain.

A Boissy-le-Châtel, village de la Brie d’un peu moins de 3000 habitants, s’est installée depuis 2007, ce qui est sensée être ou devenir la plus grande  galerie d’Art Contemporain d’Europe. Remettant en état les entrepôts d’une friche industrielle, les nouveaux propriétaires disposent désormais de salles assez vastes pour exposer des œuvres qui bien souvent se présentent sous une forme monumentale.

Aussi, ce vendredi 7 novembre 2008, nous décidons l’ami Lucas et moi-même, de nous rendre à cette deuxième exposition intitulée « Sphères, 5 énergies autour d’une nouvelle expérience d’expositions ».

Une jeune fille emmitouflée dans une doudoune, le cou et le bas du visage savamment  recouvert  d’une longue écharpe de laine multicolore nous accueille, souriante mais à coup sûr gelée, dans la première grande salle. Elle nous tend un plan de la Galerie, un fascicule présentant l’exposition et les exposants et nous demande sans trop insister si nous souhaitons davantage d’informations. Nous avons pitié d’elle et la laissons regagner sa place auprès du poêle.

Une première lecture du document nous apprend que ce projet d’exposition est «  le manifeste d’une prise de position dynamique au sein du domaine professionnel de l’art et de son marché : une initiative de faire de la corrélation non plus un barrage, mais bien un atout exceptionnel pour ouvrir la voie à des projets inédits et ambitieux, mettant à profit la diversité des opinions et la richesse des subjectivités ». Je comprends que quelques Galeries ont souhaité exposer ensemble parce qu’elles ont envie de montrer  leurs artistes dans un même lieu.

Posés à même le sol, sans ordre apparent, des bouts de planches de couleurs différentes, plutôt de couleur pastel, sur peut-être 10m2. C’est une sculpture de Tony Cragg, l’artiste qui «…  en utilisant des matériaux usagers et jetés nous renvoie à des questions de déséquilibre économique mais aussi à l’action transformatrice de l’homme sur son univers. Les différents moments de la création et les composants hétéroclites s’unissent au sein d’un tout cohérent. Des fragments épars de temps et d’espace convergent intimement. L’acte de « composer », comme geste manuel et esthétique, revêt alors une dimension nouvelle… »

Je regarde à nouveau les petits morceaux de bois peints.

Je m’en détourne lentement et approche de ce qui me semble être une immense poutre en acier de 12,24  m x 1,45 m x 0,29 m (il semblerait qu’il y en ait précisément trois) qui occupe la moitié de l’espace blanc de la pièce.  Martin Creed, l’artiste britannique,  « reste fermement considéré comme un maître du moment « overlooked ». Le traitement qu’il donne aux lieux banals lui permet de précisément pointer du doigt la charge émotionnelle que véhicule l’apparente non-substance… L’intérêt de Creed ne se tourne pas vers le résultat final mais plutôt vers la question de comment conserver les éphémères collisions qui se passent entre l’aspiration de la vie et l’ordinaire… »

En 2001, Martin Creed a déclaré : « Je ne sais pas ce que je veux dire, mais pour essayer de dire quelque chose, je pense que je veux essayer de penser, je veux essayer de voir ce que je pense. Je pense qu’essayer est une grande part de cela, je pense que penser est une grande part de cela et je pense que vouloir est une grande part de cela. Mais dire est difficile et je trouve en essayant de dire et pratiquement toujours par la volonté. Je veux ce que je veux dire, arrivant sans avoir à le dire. »

Je relis la citation de l’artiste britannique et j’ai une pensée émue et légèrement compassionnelle  envers le -ou la- traducteur(-trice). Mais je ne devrais pas, c’est son travail, point.

Je passe assez vite mais fais le tour tout de même de plusieurs formes figuratives, peut-être calcinées ou voulant le faire croire, créations de  l’Atelier van Lieshout, dont la série The Life, «…  interroge les côtés obscurs de l’être. Un chien pendu à un arbre, des corps collés dans des sacs, agenouillés et rampant sur un monticule de cadavres sur le mur, sont tous les membres d’un mémento vitae orchestré et teinté de noir. En général, les œuvres de cet atelier sont pratiques et vont à l’essentiel. Elles varient de la sculpture au mobilier…. Les thèmes récurrents sont l’autarcie, la puissance, la politique et le sexe, aussi bien que les déterminismes biologiques des recherches les plus récentes …»

J’essaie, tout en m’éloignant du chien pendu à un arbre, de faire le lien entre les déterminismes biologiques des recherches les plus récentes et ce que je viens de voir.  J’essaie aussi de m’imaginer quel mobilier je pourrais commander à cet atelier d’artistes. J’essaie, mais il est vrai que ma maison n’a pas encore été totalement détruite par la foudre, la tempête voire une attaque soudaine de missiles sol-sol. Ce n’est heureusement, que partie remise.

Je monte à l’étage. Un bien bel escalier en métal ajouré, gris.

Sur un mur s’affichent des collages de dimension identique (85 cm x 88 cm), de forme carrée, où dominent principalement des seins, des poitrines entières, des têtes de femmes et des femmes nues. Tout cela agrémenté par endroits de gribouillis de feutre ou de stylo bille.

L’artiste est Thomas Hirschorn, 50 ans, qui a abandonné le graphisme et qui « expose internationalement depuis. » En 2006 il déclare que, le collage est « … une interprétation, une véritable et entière interprétation. Faire des collages sert à créer un nouveau monde avec des éléments de notre monde. Faire des collages est non professionnel et simple. Tout le monde a dans sa vie fait un collage et tout le monde est inclut dans un collage. J’aime la capacité de non-exclusion des collages et j’aime le fait qu’ils ne soient jamais suspects ni pris au sérieux… » 

Pourquoi un collage n’est-il jamais suspect ? Je me pose la question.

C’est avec cette interrogation en tête que je découvre à présent des paravents assez hauts  (240 x 485 x 45 cm), totalement recouverts de photographies de lieux que je n’identifie pas,  intitulés Painting the Divide, œuvre de Mark Wallinger. Il explique sa création ainsi : « Il s’agit de lieux ou de lieux rêvés qui ont été contestés une fois et pourraient l’être à nouveau : Jérusalem, Famagusta et le zoo de Berlin. Un objet apporté de l’Est à l’Ouest, le paravent est la plus fine des lignes de démarcation, un zigzag dans une zone de combats. Cela introduit le temps dans l’image même s’il ne s’agit pas réellement de sculptures. …Si le paravent a quelque chose à cacher, c’est naturel de le regarder avec suspicion… »

Tiens,  voilà la suspicion qui revient. Je m’appuie à la rambarde, regarde les bouts de bois au-dessous, la -ou les- poutre, l’ensemble et sur un des murs,  sept lettres lumineuses « ANORMAL » fabriquées avec des tubes fluos blancs (550 x 140 cm), 2003. L’artiste, Claude Levêque « …travaille à Montreuil et à Pétéloup. Il pose un regard sur les impacts produits par l’émotion. Il crée des vanités avec un langage formel très économe. Désignant le caractère éphémère, le leurre d’une existence, exprimant la fragilité du réel quand on saisit sa séduction…. Jouer avec des forces dynamiques instables dans un déclenchement sans compromis de l’imaginaire … Vertige d’images déréalisées. Un travelling sur une fiction in progress dans une zone de réactivité. »

La dernière phrase me fige. Je ne comprends décidément rien. Puis, petit à petit, je me détends.

Lucas me rejoint avant de redescendre, non pas sur Terre, mais  au rez-de-chaussée de la 1ère salle de la Galerie.  Plusieurs jeunes gens d’une vingtaine d’années déboulent dans la pièce  en patinette et circulent parmi les œuvres. Quelques uns s’arrêtent devant la jeune fille de tout à l’heure et entament une conversation. Tout semble normal.

Nous décidons sans grand enthousiasme de poursuivre la visite.

Suivront alors quelques véhicules (il y a des roues !), créations de Loris Cecchini, né à Milan en 1969, qui travaille « …la photographie, le dessin, la sculpture et l’installation…La variété et la morphologie des éléments sont constamment en corrélation dans un processus continu de déconstruction et de reconstruction qui se fait dans l’échange entre la réalité physique des matières et leur présence virtuelle… »

Je commence à fatiguer et devant moi, à cet instant, se trouvent des sortes de caravanes fabriquées comme le souligne le fascicule en acier, aluminium, découpes au laser de polystyrène, roues (350 x 240 x 230 cm). Les roues sont bien des roues ! ouf.

Une très grosse mappemonde soutenue par de nombreux bras humains de race blanche sous lesquels sont accrochés à la va-vite des collages macabres et sanguinolents, une petite salle bruyante et sombre où sont projetées des vidéos… Je croise le regard de Lucas qui donc croise le mien également… C’est assez pour aujourd’hui.

Dehors, la nuit et une fine bruine se sont mises à tomber. Nous longeons un mur où trois gros parallélépipèdes  de bonne taille (105 x 58 x 63 cm) et de couleur noire sont alignés contre un mur. Ils ont tous trois un couvercle, deux sont noirs, celui du milieu est jaune. « …L’artiste cherche aujourd’hui de plus en plus à insuffler à son travail une dimension universelle…Ses travaux sont des interventions dans l’espace public : sculptures, photographies et installations qui, pour la plupart incluent le regardeur dans le travail. A travers l’interactivité distincte des œuvres, le spectateur n’est pas seulement inclus dans la conception et la production de l’œuvre, mais devient un ingrédient premier du travail… »

Non, je plaisante, ce n’était que les trois poubelles de la Galerie rangées soigneusement contre un mur et quelques phrases prises au hasard dans le fascicule de présentation de l’exposition.

Nous remontons sous une pluie légère jusqu’à ma maison. Comme espéré plus haut, elle est visiblement toujours intacte.

J’ouvre une bouteille de Bourgueil, vieilles vignes, 2004 du domaine Les Pins et je propose à Lucas de deviner ce vin. Assis face à une photo de Hans Silvester qui représente un tronc humain noir couvert de peinture ocre et blanche et juste trois rangs de perles jaune, orange et bleu clair autour du cou, il hume, cherche à saisir les nuances de couleurs du liquide, hésite, pose une question, puis deux. La mémoire commence à faire son chemin.

Il en boit une gorgée, pose à nouveau une question sur des cépages possibles. La conversation est détendue et nous parlons à nouveau de ce que nous venons de voir à la Galerie. Au bout d’un moment, verre en main, il dit penser à un Cabernet franc et si c’est cela, ce pourrait être un Bourgueil. « Pas mal » dis-je avec une extrême mauvaise foi.

Une demi-heure plus tard, Lucas regagne ses pénates. Le Monde réel a bien repris son cours.