Les trompettes

 

Ce dimanche, je pars aux trompettes dans les bois de Sablo où je sais qu’elles poussent depuis trois semaines. Il est environ 13h – hier, à la même heure ( ?!), il était 14h -, la route est déserte, humide et recouverte de feuilles. Il  a beaucoup  plu pendant la nuit et ce matin, de très fortes bourrasques de vent  ont entamé  leur travail d’effeuillage. C’est plutôt beau, en tous cas mieux que le bitume nu. Il est assez tôt et je pense pouvoir éviter les éventuels chasseurs et surtout devancer  mes collègues et néanmoins amis chercheurs de champignons. A la radio, les infos « …Une quinzaine de voitures brûlées aux Minguettes dans la nuit de samedi à dimanche. A l’origine, un accident de la route et une rumeur. Un automobiliste d’une soixantaine d’année et conduisant en état d’ivresse une voiture sans permis a heurté une moto dont le conducteur, qui n’avait pas de permis, âgé d’une trentaine d’années, grièvement blessé, a dû être placé dans un coma artificiel à l’hôpital. En venant porter secours aux accidentés, policiers et pompiers avaient été pris à partie car la rumeur courait que les policiers étaient impliqués dans l’accident. Le frère du motard impliqué dans les incidents a été déféré hier devant un juge et le conducteur de la voiturette a été placé en garde à vue… ».

Je gare la voiture sur un bas-côté herbeux, prends dans le coffre bâton, sac, casquette et couteau et m’enfonce à l’intérieur de la forêt. Des cris de geais m’accueillent bruyamment, visiblement je les dérange. Je connais ce coin à trompettes depuis une trentaine d’années et je me dirige directement là où je sais qu’elles ont l’habitude de prendre leurs quartiers d’automne. Si  les cèpes poussent par deux, par trois ou par demi-douzaine quand c’est la fête, les trompettes elles, s’étalent le long d’un chemin, autour d’une souche, d’un talus, d’un arbre ou d’un trou pierreux. Il suffit alors de trouver le sens « d’écoulement » du mycélium  et de le détricoter dans toutes les directions, en espérant à chaque fois  tomber  sur un pull XXXL. Le sol est couvert de feuilles vertes, jaunes d’or ou citron, brun  clair et terre de sienne ou  même  orangées lorsqu’un merisier s’immisce  dans cet univers de frênes, de hêtres, de charmes et d’érables champêtres. C’est un revêtement naturel superbe et si, par chance, par hasard ou par bonheur des têtes de trompettes le transpercent, c’est évidemment encore bien plus réjouissant.

Je me mets à genoux dans la mousse et les feuilles,  et je sens immédiatement l’humidité froide  traverser la toile épaisse. C’est parti pour la quête et la cueillette.  Il fait doux. Tout autour, le cliquetis net et sec des glands qui dégringolent des chênes centenaires et rebondissent sur les branches comme le feraient  des boules de  flippeur. Je fais lentement glisser ma main  le long du pied d’une trompette de belle taille tout en scrutant l’environnement plus ou moins proche afin de tenter de comprendre  comment est installée sa famille, si elle est nombreuse, d’où elle vient et où elle pourrait bien aller. Un vrai travail de Ministre de l’intérieur…des bois. Il s’agit alors de repérer les protubérances en cornet noires et grises disséminées, du moins je l’espère, au milieu de la profusion de taches de couleurs et de formes multiples. A certains endroits, des feuilles de robinier  se recroquevillent et se donnent  un air de trompette afin de m’envoyer dans une mauvaise direction. La nature est habile et cruelle et elle aime jouer avec les sens des hommes.

A genoux dans la mousse, au plus près de la terre, les effluves  des  sous-bois sont bien plus franches  et perceptibles : odeurs  de  feuilles humides, de fougères, de terre mouillée, de branches mortes, de mousse bien sûr mais aussi par endroits de pierre, de fraises des bois et comble du bonheur olfactif, de champignons. Là, à même le sol, je perçois distinctement la plus subtile senteur et surtout, je me sens bien. J’ai le sentiment profond d’être  dans mon élément, au milieu de cette forêt  qui ne m’appartient pas mais que je ressens  à cet instant et dans cet état comme faisant partie de moi, et inversement. Je dois maintenant être loin des chênes car plus aucun claquement ne vient rompre le silence. Au loin, un coup de feu. Je repense au fait divers entendu à la radio tout à l’heure, à l’homme dans le coma. Et je me dis que si je devais mourir un jour, je verrais bien que cela se passe ici, au milieu des trompettes et des feuilles aux couleurs d’automne,  dans le calme apaisant de cette parcelle de bois si familière.

J’ouvre mon sac, je prends une belle poignée de trompettes et  je plonge le nez dedans. Intense et pur.

Et je remonte en voiture. Il est plus de 16h (hier, 17h !!!) et la lumière a tendance à baisser. Je roule quelques kilomètres en direction d’un verger en bord de route où je sais pouvoir trouver des pommes de la variété « Reinette grise du Canada », à la chair croquante, juteuse et acidulée juste ce qu’il faut. Arrivé près des pommiers, j’arrête le moteur, monte le talus, tourne une pomme pour la décrocher, redescends et croque dedans.