Sous l’abri bus

 

Je travaille depuis trois ans à Rebais, village de Seine-et-Marne d’environ 1784 âmes, à 10 minutes de Coulommiers, 30 minutes de Meaux, un peu plus d’une heure de voiture de Paris.

Quatre jours par semaine vers 8 heures moins cinq – moins dix, je gare ma voiture sur la petite place près de l’hôtel de Ville et de la Maison de retraite.

Ce matin-là, sous l’abri bus, ou du moins ce qu’il en reste car parfois, la nuit, avec un peu d’aide, les vitres se métamorphosent en milliers de petits bouts de verre, trois jeunes garçons de 14 ou 15 ans attendent le car de ramassage scolaire.

Descendant de voiture, je les entends parler très fort.

 Les cheveux coupés courts, vêtus de survêtements, deux discutent à voix très haute et avec l’accent bien Marqué (adidas, Nike …) des cités, de la « putain de prof qui leur avait filés une interro sans les prévenir ». Alors que je m’éloigne  en direction de la Maison de la Presse pour acheter le journal, l’un d’eux hurle « …SA MERE ! ».

Assis, recroquevillé sur le bout du bout du banc, le troisième garçon leur tourne le dos, aveugle et sourd à ce qui se passe à un mètre de lui. Il attend le car également, en silence, le regard obstinément rivé sur ses chaussures de sport.

Je ressors de la boutique, traverse la rue, regarde les titres du journal en marchant  lentement sur la place du marché, relève la tête ; une jeune adolescente me dépasse par la droite, tout en cherchant à enlever le papier protecteur transparent d’un paquet de cigarettes qu’elle vient sûrement d’acheter au bureau de tabac.

Elle y parvient quelques instants plus tard et le jette à terre tout en continuant à avancer vers une voiture stationnée de l’autre côté de la rue. Au volant de celle-ci, une femme attend et la regarde s’approcher ; je la soupçonne d’être sa mère.

La jeune fille s’apprête à traverser la rue quand soudain, en provenance de l’abri bus situé à une vingtaine de mètres, un des deux garçons en survêtement rouge lui crie :

«  EH ! VALERIE, SALOPE,  BALANCE UNE CLOPE ! »

La jeune fille continue d’avancer vers la voiture, lève le bras droit au-dessus de sa tête, regarde l’individu qui vient de hurler, ferme le poing sauf le majeur qu’elle dresse vers le ciel et crie à son tour :

«  VA TE FAIRE ENCULER ! »

Elle monte ensuite tranquillement à la place du passager, qu’on appelle couramment du mort, et la conductrice démarre sans un mot et sans un regard vers celle qui, j’imagine, doit être sa fille. Elle l’emmène probablement au collège.

Je marche vers ma propre voiture, les deux garçons continuent à parler fort d’un chanteur trop grave sans se soucier de la présence du troisième toujours autant emboulhérissonné au bout de son banc. Je prends mon cartable, ferme les portières en appuyant une fois sur la clé de contact et entre à l’école, l’esprit un peu chamboulé par cette petite scène de la vie quotidienne.

Les hommes sont sans doute violents dès leur naissance. La naissance elle-même est le premier passage violent obligé vers une vie d’homme. Mais nous sommes en 2002, dans un pays qui, avec quelques autres, prétend être le modèle de civilisation le moins mauvais au monde.

Je me demande…