Vade rétro …

Vade rétro …

 

Comme chaque vendredi, je me rends à Lizy- sur- Ourcq via La Ferté-sous-Jouarre et le Pont de L’Europe où je franchis la Marne. Et comme chaque vendredi entre 8h30 et 8h40, un joli petit embouteillage. Jour de marché à La Ferté et heure de déchargement des collégiens – lycéens à St Céline. Bon, il suffit qu’en plus un car, un semi-remorque ou un engin agricole arrive de la gare … ce doit être le cas ce matin.

Sur TSF Jazz, une voix de femme annonce Cantaloupe Island, 5’29, un titre d’un album de 64 (mille neuf cent !) de Herbie Hancock, mais un peu de pub avant. Au milieu du pont, je peux voir droit devant, la file de véhicules qui s’étire  jusqu’au feu à 300 mètres environ, je regarde ma montre, 8h34, ce devrait être bon pour 9 heures à Lizy. Un coup d’œil dans le rétro, derrière moi une grosse Audi noire. Au volant, un homme entre 40 et 50 ans, cheveux poivre et sel bien ordonnés, vêtement de banquier, de cadre, chemise, cravate, veste et lunettes. A ses côtés, sur le siège passager, une jeune fille, 13,  14, ans le regard dans le vide, fixe, mais plutôt tourné en direction de la vitre de sa portière. Ni l’un ni l’autre ne parle. L’homme, le père ( ?!?), paraît mieux réveillé qu’elle, sa fille (?!?).

Je passe le pont. A droite le marché et à la radio, l’île de Cantaloupe, son piano, sa batterie et sa trompette magique. A l’intérieur de la voiture noire, pas plus de mouvement. Ils me suivent, c’est tout. J’avance de deux mètres en battant la mesure sur le volant, j’aimerais bien qu’ils aient la bonne idée de bisser le morceau, c’est sympa avec ce soleil matinal, le temps ne passe pas plus vite, c’est juste plus agréable de patienter  avec cette musique dans les oreilles.

Dans la voiture noire, ça s’anime. L’homme a tourné la tête vers sa jeune passagère et il lui parle. Elle, toujours dans la même position, le même regard fixe vers l’extérieur, cheveux châtains, un peu tassée sur son siège, ne parle pas. Nous sommes toujours à l’arrêt, l’homme la regarde, semble attendre une réponse, elle ne bronche pas, ne remue pas un cil, statufiée sur son siège passager, air mi boudeur, mi ailleurs, paraissant s’ennuyer profondément.

Un coup de première pour faire 10 mètres, derrière moi, rien de neuf. L’homme a repris une attitude de conducteur sérieux, il regarde droit devant  lui – vers moi donc – et elle, immobile, quasi momifiée.

Nous sommes à l’arrêt depuis quelques longues secondes, je pense que ce soir, je vais aller cueillir des fleurs d’acacia pour en faire des beignets. Il n’a pas plu, elles doivent avoir gardé toute leur fine saveur de miel et de fleur d’oranger. Je lève les yeux vers le rétro, l’homme s’adresse de nouveau à sa fille, d’un air qui me parait  plutôt doux et souriant. La demoiselle ouvre la bouche et semble dire « oui », le visage toujours fermé et sans expression, elle ouvre la portière, descend, sans un regard pour son chauffeur. Sur le trottoir, arrive une autre jeune fille, dans les mêmes âges, sac à dos à l’épaule. Elles se font la bise, tout sourire, et se mettent à marcher. Elles me dépassent, elles rient…Dans l’Audi noire, l’homme les suit du regard.

Nous progressons au compte goutte. Une goutte plus importante que les autres nous permet de progresser d’au moins 20 mètres et nous dépassons les deux ados. Elles discutent, rigolent en marchant tranquillement. L’homme-père-chauffeur les observe dans son rétro intérieur, puis dans celui de droite, puis à travers la vitre de la portière passager quand elles passent à sa hauteur, puis à travers son pare-brise quand elles s’éloignent.

Pas un signe ; ni de connivence (nous sommes ensemble au même endroit), ni de reconnaissance (je sais que tu es là). Pas le plus petit geste. De quoi peut-il être question ? Facebook et/ou Twitter, Kevin et/ou Nicolas, Maëva et/ou Leina, le CAC 40 et/ou le gaz de schiste, Lady Gaga et/ou Justin Bieber, le cours de math et/ou le cours d’anglais, la mort de Ben Laden et/ou la vie sur Mars,  msn et/ou sms, Elle et/ou elle …

Herbie m’a quitté en douceur. C’est vraiment dommage mais c’est la destinée de toutes choses de s’arrêter un jour, non ? L’homme a ôté ses lunettes et les nettoie en les fixant. Il est seul et forcément il pense. Et de quoi peut-il être question ?

Nous avançons maintenant plus rapidement, les jeunes filles ne sont plus en vue, elles ont pris une rue un peu plus loin, la rue de leur collège. Au feu de la gare, je prends à gauche vers Lizy. Un dernier coup d’œil au rétro, l’Audi immatriculée dans le 93, fonce tout droit, en direction de l’Aisne.